Hisséo !! [Amour]

Il y avait bien une heure que Timothy gueulait sur son équipage. Parmi eux, un jeune moussaillon, pas plus haut que cinq caisses de poissons frais, avait l’air de ne pas être à son aise.

Fronçant des sourcils, Timothy siffla un grand coup. « Oh Todd ! Regard c’que tu m’fais là ! T’es pire qu’une tortue des galappagos ! Active, bon sang. On a pas toute la journée !! » Finalement et sous l’énervement de son capitaine, le jeune homme partit en courant sur le chalutier rouge, l’Espérance, en soupirant. Aujourd’hui n’était pas le jour pour s’attirer les foudres du capitaine.

Effectivement, il y avait bien trop longtemps que Timothy n’avait pas repris la mer. La terre ferme, il en avait horreur. Deux jours, qu’il comptait chaque heure, chaque minute, chaque seconde qui le séparait de l’étendue bleuté si cher à son cœur. Seul Red pouvait encore compenser la nostalgie de la mer.

Alors qu’il finissait de faire la liste de son chargement, Timothy aperçut du coin de l’œil une silhouette inconnu. Une démarche féminine ! Le jeune pêcheur ne put réprimer un rire.

« Hey ma p’tite dame. Faites gaffes, c’est glissant par là ! » Cria Timothy dans la direction de la brune qui se dirigeait vers le quai. Il avait rapidement remarqué que la jeune femme portait des escarpins. Des chaussures qui ne convenait absolument pas dans ce genre d’endroit. Mais d’après son allure, le jeune pêcheur pût aisément définir sa provenance et ainsi expliquer sa tenue, si inadéquate. Encore une, bourrée de fric, hautaine à souhait. Elle avait l’air fier, trop d’ailleurs pour que le pêcheur y prête une attention particulière.

Lorsque il entendit un bruit sec provenir du chalutier.

« Bordel ! Mais vous foutez quoi les gars ?! J’vous paye pas pour avoir des marins d’eau douce dans les pattes ! » Il secoua la tête, dépité puis se replongea dans ses paperasses.

Nevada avait tout pour être heureuse : de l’argent, une grande villa avec piscine, un mari dont la réputation n’est plus à faire, et qui n’hésite pas à la couvrir de cadeaux en plus de sa grande tendresse. Pourtant, allongée dans un hamac, lunettes de soleil sur le nez, et le soleil lui caressant son corps déjà bronzé, la jeune femme s’ennuyait fermement. En apparence, cette vie pleine de luxe semblait lui convenir plutôt bien : elle ne refusait aucune invitation au restaurant, ne disait jamais non à une journée de shopping en compagnie de son compagnon, et n’hésitait jamais à profiter de tout le confort que la villa lui fournissait. A quoi bon se plaindre de tout cela ? Après tout, qui ne rêverait pas d’être à sa place ? Elle savait qu’elle n’était pas à plaindre, pourtant, elle n’aimait pas cette vie, et ne pouvait s’empêcher de rêver d’évasion. La présence de l’océan et l’air frais de la mer ne fit qu’accentuer cette envie de s’échapper, et de changer de vie, d’horizon. Nevada se leva soudainement, ramassa la robe en soie qui était posée sur un transat au bord de la piscine, l’enfila, puis monta dans la décapotable, offerte par son mari lors de son dernier anniversaire d’ailleurs.

Les cheveux au vent, la musique forte, Nevada se sentait libre. Chantonnant une chanson, elle arriva bien vite en ville, sans même s’en rendre compte. Elle gara sa voiture à l’ombre des palmiers de Coast Boulevard, puis se décida à se ballader le long du port. Dieu sait qu’elle ne rêvait pas d’embarquer sur l’un des yatch arramés. Même un bateau de pêche lui suffirait au fond. L’argent et le luxe n’étaient pas des choses qu’elle affectionnait au point de les afficher aux yeux de tous. Elle savait qu’elle avait pour réputation d’être une femme riche, qui profitait pleinement de la fortune de son mari, et qui n’avait pour but dans la vie que son bronzage soit parfait, ainsi que sa manucure. Pourtant, Nevada était intelligente, et désirait reprendre ses études de médecine. Elle avait connu un milieu bien moins confortable que celui-ci lorsqu’elle était enfant, et les meilleurs souvenirs lui provenaient tout droit de cette période, ou presque.

Perdue dans ses pensées, elle s’était avancée sur le quai et une voix masculine lui fit remarquer. Etonnée, elle leva son visage dans la direction de l’homme, manquant par la même occasion de se prendre les pieds dans des amarres. Ce n’était pas ses talons aiguilles les fautifs, tout simplement cet homme. Le fixant pour éviter de montrer sa perte d’équilibre, elle le regarda s’extasier sur des marins. Ce n’était pas son monde, et pourtant, elle aurait donné n’importe quoi pour essayer, rien qu’une fois d’embarquer. Elle avait l’impression de passer inaperçue dans ce genre de lieu, de ne pas être à sa place. On ne prêtait pas d’attention à elle, et une nouvelle fois, sa situation financière lui pesa…

Elle lança un dernier regard en direction de l’homme, puis fit demi tour. A quoi bon désirer quelque chose qui n’arrivera sans doute jamais ? Son destin semblait tout tracé. Bientôt, elle aurait des enfants avec l’homme qui partage sa vie depuis désormais huit ans. Pourtant, elle ferait n’importe quoi pour sortir de ce moule. Quitte à prouver à la terre entière qui elle était vraiment, autant ne pas penser aux conséquences désastreuses que cela entraînerait. Sans réfléchir, elle se baissa pour retirer ses escarpins, les posa sur un banc (sachant très bien qu’elle ne les retrouverait sans doute jamais), puis rebroussa son chemin pour se placer pile devant le chalutier.

« MERCI ! » cria-t-elle. De un, pour se faire voir. De deux, pour sortir l’homme de ses pensées … et ses papiers ! « J’AURAIS VOULU SAVOIR S’IL ETAIT POSSIBLE QUE VOUS ME FASSIEZ VISITER VOTRE CHALUTIER. »

Peine perdue non ? De toute façon, son image lui collait trop à la peau. Et quelle femme de son ‘espèce’ aimerait monter dans ce genre de bateau, infestant le poisson à plein nez ?

Timothy avait beau être dans ses papiers, ses oreilles n'en demeuraient pas moins grandes ouvertes, à l'écoute de tout ce qui pouvait se passer sur le quai. C'est ainsi qu'il entendit une voix féminine beugler comme une vache, essayant de couvrir le bruit qui s'échappait du chalutier.

Le jeune pêcheur releva le regard et déposa son attention sur la jolie brune qui se trouvait sur le quai, en face de l'Espérance. Surpris par ses paroles, il déposa ses papiers sur une caisse contenant de la glace et s'avança vers le bord du chalutier, se penchant pour voir plus amplement la jeune femme. Elle ne portait plus ses talons aiguilles. Elle ne portait d'ailleurs plus aucune chaussure.

« Vous avez perdu vos chausses ma ptite dame ? » Se moqua t-il, un sourire léger au coin des lèvres. « Hein quoi ? Vous voulez visiter ce vieux rafiot pourris jusqu'à la prou ? » Timothy hésita un instant puis, il se retourna vers l'un de ses hommes. « GARRY ! Tu peux finir de lister le matériel s'te plait ! Je crois qu'on a pêché du lourd, c'te fois. » Une fois, ses recommandations faites, il se dirigea vers le pont qui menait au quai, désireux de savoir le fin fond de la chose. Depuis quand, on visitait les chalutiers ? Surtout une bonne femme comme celle qu'il avait en face de lui.

« Alors comme ça, on veux visiter les chalutiers ? On peux savoir pourquoi ? » Timothy venait de la rejoindre sur le quai. Il portait encore sur lui les marques d'un voyage de cinq jours. Sa barbe hirsute, piquante, lui donnait un air beaucoup plus vieux. La trentaine. Des bottes ainsi qu'un bon gros manteau venaient ajouté la touche parfaite, du bon pêcheur. Mais quelque chose contrastait avec ses marins aigris, déprimés rien qu'à l'idée de quitter le port, Timothy avait la joie de vivre, l'immense bonheur de pouvoir exercer un métier qui le passionnait. Ses choix avaient été dur à faire entendre. Surtout à ses parents qui riches australiens, n'avaient jamais apprécié l'idée de voir leur fils ne faire aucune étude et vivre de la pêche. « Si vous voulez visiter ma ptite dame, va falloir mettre quelque chose dans vos ptits petons ! » Il se retourna précipitamment vers le chalutier.
« Todd ramène des bottes pour la dame! »

Rapidement, le jeune matelot porta les bottes à son capitaine puis repartit aussi vite. « En piste ! Vot' mari serait surement surpris de vous voir porter des bottes de pêcheur. » Il se mit à rire et l'invita à monter sur le chalutier. « On a de la visite bande de mollusque ! »

La façon qu’il avait de la dévisager lui déplaisait. Pourquoi fallait-il toujours être jugée sur les apparences ? Pourquoi les gens ne cherchaient pas à creuser, à découvrir ce qui est caché ? La véritable vérité sur les gens au fond. Qui pouvait prétendre connaître ses amis ? Il était déjà tellement difficile de se connaître soi même. Lorsque Nevada se regardait dans une classe, elle ne savait pas qui elle était, du moins plus. Il y a huit ans, lorsqu’elle avait épousé Spencer, elle avait juré que son cœur débordait d’amour. Pourtant, aujourd’hui, il n’en était rien, et elle ne savait même pas si cela avait été le cas lors de son mariage. Avait-elle envie d’être cette femme là ? Restant avec son mari par pur principe ? Pourquoi ne pouvait-elle pas voler de ses propres ailes, et se laisser guider par son cœur, juste une fois ? Il y avait toujours quelque chose pour tout envoyer en l’air. Là, c’était cet homme, qu’elle ne connaissait pas, qu’elle ne connaîtrait peut-être jamais, car il ne semblait pas vouloir lui en donner l’occasion. Oui, elle était bien habillée, oui elle était riche, et vivait dans le luxe. Etait-ce une raison pour la juger sur cette apparence ? Et de se moquer d’elle de la sorte ?

Nevada soupira un grand coup, puis ouvrit la bouche. « Oubliez. » Note à elle-même : ne pas mettre de talons aiguilles sur le port, cela lui évitera ce genre de moquerie. Elle était sur le point de faire demi tour, et retourner à sa voiture, lorsqu’elle entendit l’homme dire ‘on a pêché du lourd’. Elle se retourna aussitôt, pour rétorquer. « Merci, mais je ne suis pas un gros poisson. » répondit-elle sèchement. Finalement, elle n’aurait jamais du ouvrir la bouche. Elle avait voulu laisser parler son cœur, et c’était tout sauf une réussite.

« Ah, parce qu’il faut avoir une bonne raison pour visiter un chalutier ?! » répondit-elle, elle aussi sur un air plutôt moqueur cette fois-ci. Ce n’était pas un musée tout de même. Il n’était pas très charmant, et semblait plus attaché à son bateau qu’à son propre bien être. Soudainement, il lui proposa de mettre des bottes pour la visite. Persuadée qu’elle n’aurait aucune chance avec cet homme de la mer, elle fut plus que surprise. Elle n’avait guère l’habitude de porter ce genre de chaussures, mais elle aimait l’aventure, et les nouvelles expériences. Elle rit intérieurement, voilà qu’elle venait de comparer l’enfilage de bottes à une aventure. Décidément, Spencer l’empêchait vraiment de vivre, malgré lui bien sûr. Vivre simplement était un de ses rêves, elle n’attachait guère d’importance à son dressing et sa collection d’escarpins, elle s’en fichait totalement. Si un incendie devait ravager la villa, elle ne sauverait rien, si ce n’est sa peau, à défaut de pouvoir porter son piano sur le dos. Voir partir en fumée cette vie ne lui faisait rien, aucun sentiment, aucune sensation, aucune tristesse, elle en resterait de marbre. A y penser, elle ne se trouvait guère normale de penser une chose pareille, mais c’était bel et bien la vérité pourtant.

« Oh, vous savez, je ne suis même pas sûre qu’il les aurait remarqué… » lâcha-t-elle sans réfléchir, en laissant sa phrase en suspens. Elle monta ensuite à bord, faisant attention de ne pas tomber dans l’eau, il manquerait plus que ça…

« Bah un peu, ouep ! » Ce n'était pas tout les jours qu'on venait demander à visiter le chalutier. C'était d'ailleurs la première fois. « D'habitude, les gens mettent des pinces à linge sur leur nez de chochotte. Paraît que ca pu trop la marée par ici. On bien le poisson pas frais. Baliverne ! Ici, il n'y a que du poisson frais. » Oui, il ruminait. Il ruminait ses maudits touristes qui oubliait que le port était aussi le lieu d'amarrage des chalutiers, ne pensant trouver que des bateaux de croisières et des voiliers. Il ne manquerait plus que ça. C'était donc une surprise que Timothy n'avait pas laissé passer. Elle voulait visiter, bien. « Vous aimez le poisson ? La mer ? » Questionna t-il, cherchant à tâtons les raisons de sa venue.

Il la regarda enfiler les bottes et fut prit d'un nouveau rire. Il y avait bien longtemps qu'il n'avait pas vu une femme porter une paire de botte. La seule qui l'avait fait c'était sa femme. Les souvenirs amers remontèrent à la surface comme l'écume d'une vague. C'était douloureux. Trop. Pendant un bref instant, ces yeux se perdirent sur l'horizon bleuté. Elle lui manquait. Affreusement. Le vide qu'elle avait laissé en lui était froid, abyssal. Il avait perdu son âme au même instant où la vie s'était échappé de ses lèvres, dans un dernier souffle d'amour. Des flashbacks de ses rires, de ses étreintes, de ses moqueries revinrent hanté ses pupilles. Puis, il reporta son regard sur la jolie brune. Il devait penser à autre chose. La tristesse, c'était pour les faibles.

Il suivit la jeune femme sur le chalutiers, sans relever ses mots.

« Bienvenue sur l'Espérance ! » Souffla t-il comme un long soupir sans fin. « Capitaine, on est paré à lever les amarres ! » Cria Garry du haut de la cabine.

La réalité le rattrapa bien vite.

« Non, attend ! Je fais visité. » Il se tourna vers la brunette. « Alors voilà l'équipage. Trois matelots. » Il les présenta un à un sauf Todd qui était parti dans la cale. Puis, il se dirigea vers le fond du bateau. «On pêche principalement du merlan, cabillaud, églefin. Bon donc ici, vous avez le chalut qui est trainé par les funes. Vous voyez ? » Il lui montra les câbles. « On fait un trait, on remonte le chalut, on vide les poissons, les congèlent et on recommence ! » Il en profita pour regarder le chalut. Aucun nœud, parfait. Puis, il lui montra la trappe en plein milieu du bateau. « La cale, où on stock le poisson. »

« Là-haut, c'est la cabine du capitaine et en face, l'espace de vie. » Une fois, les explications données, il regarda sa visiteuse, fier de son rafiot. « Des questions, matelot ? »

« Vous aimez le poisson ? La mer ? »

Elle aimait. Pire, elle adorait. Petite, l’un de ses rêves était d’entrer dans la marine, pour voyager encore et encore. Découvrir de nouveaux pays. Vivre sur l’eau, loin de ce monde de fous, loin de tout quotidien métro, boulot, dodo. Il n’y avait aucune habitude. Rien sur quoi se raccrocher. Chaque jour était un jour nouveau, plein de nouvelles aventures. Faire face à une tempête qui gronde avait de quoi faire monter l’adrénaline qui plus est. Malheureusement, lorsque l’on est une petite fille comme elle, et désormais une femme, cette vie était interdite. Etre élégante, intelligente, souriante. Oh oui, quelle aventure cette vie là. Mais Nevada ne pouvait se plaindre. Qui n’aurait pas aimé être à sa place et être une princesse ? Alors très vite, elle oublia ce rêve, et se consacra sur la vie réelle, celle qui l’attendait, celle qu’elle a aujourd’hui. Mais on ne peut lutter contre ces rêves d’enfants. Alors, lorsqu’elle s’était avancée sur le port, elle n’avait pu s’empêcher de faire parler son cœur.

« J’adore, plutôt. J’ai toujours rêvé de visiter ce genre de bateau en plus. Rêve de gamine, vous voyez… » elle se mit à rire, puis stoppa. Elle n’arrivait pas à se détendre comme à son habitude. Elle savait qu’elle n’était pas dans son milieu, et que cette bande de matelots n’hésiterait pas à lui rappeler, le capitaine en premier. Elle le regarda, perdu dans ses pensées, le regard tourné vers l’horizon bleuté. A quoi pouvait-il penser ? Elle n’en savait rien. Pourtant, au fond d’elle, elle sentit la tristesse et la douleur s’emparer de lui. Elle déglutit. Puis ouvrit la bouche. « Et voilà. Prête pour la visite ! »

Elle écouta ensuite attentivement les explications, le sourire aux lèvres. Finalement, cela ne semblait pas si compliqué que ça. Il la présenta à toute l’équipe. Pourquoi n’y avait-il que des hommes ? Pourquoi fallait-il toujours que les métiers d’aventure soient destinés aux hommes ? Avouez tout de même que rien ne fallait mieux que la compagnie d’une femme à bord. Un souffle nouveau à bord du bateau en somme. Une voix féminine, protectrice, presque maternelle. Un garçon manqué prêt à tout pour se faire une place dans un milieu masculin. Rien ne valait cet esprit de compétition. Rien ne valait mieux qu’une personne qui se donnait à fond dans ce qu’elle entreprenait et qui motivait les troupes. C’est cette image là de la femme que Nevada avait lorsqu’elle s’imaginait, petite, appartenant à la marine.

« C’est possible de visiter la cabine de notre cher capitaine ? » demanda-t-elle alors. Après tout, quitte à visiter un chalutier, autant tout voir, n’est ce pas ?